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Georges Kuny, un grand homme d’affaires à l’époque coloniale

En 1966, Georges Kuny meurt à Bouaké à l'âge de 78 ans. Il avait marqué de sa forte personnalité le développement de la capitale du Centre et la population reconnaissante lui fait des funérailles grandioses. Après l'indépendance, les responsables politiques et administratifs l'honorent en donnant son nom à l'une des rues de l'ancien centre commercial pour perpétuer sa mémoire.

Les débuts de Georges Kuny

Georges Kuny est un Nzima (Apollonien). Il naît à Grand-Bassam vers 1888 d’une famille de commerçants spécialisée dans le commerce du sel et des tissus.

L’enfant grandit à Bassam auprès de deux de ses cousins , Elogne et Gnoan; ce dernier est connu des sources orales et écrites sous le nom de Bright .

Ils l’initient au commerce à longue distance. Le jeune kuny jouissant d’une excellente santé, manifeste une réelle passion pour le commerce . Dès sa tendre enfance , il accompagne ses aînés qui vont écouler leurs marchandises dans les pays ébrié, adioukrou et agni. Grand et bien bâti il aime se draper dans les beaux pagnes Kita que les Nzima achètent à Cape Coast. Ses qualités morales favorisent sans aucun doute sa carrière de commerçant. Il est doué d’une grande intelligence , sait toucher le cœur des hommes et manifeste au cours des akposa (randonnées) un courage et une endurance qu’admirent ses aînés et ses compagnons de route.

Fasciné par les belles demeures que les Européens ont à Bassam , il rêve de devenir riche et d’en posséder une. Il comprend que pour réussir il faut supporter les intempéries et faire face aux multiples dangers qui peuvent mettre en péril la vie des marchands. Les commerçants nzima ont toujours redouté les guet-apens, ils accordent beaucoup d’importance à l’institution des Soukovoulé (hôtes ou répondants commerciaux). Ils les entretiennent et les comblent de cadeaux . En échange, les hôtes fournissent aux étrangers tous les renseignements indispensables à la bonne marche de leurs affaires.

Ils constituent de véritables agents d’information. Grâce à eux les Nzima s’informent des produits recherchés, de la situation des marchands et des évènements dans le pays. Malgré ces précautions , ils sont de temps en temps victimes d’attaques meurtrières, surtout avant 1915 (le 22 mars, les Ebrié du village d’Agban mécontents du monopole bassamois en matière de commerce , pillent trois chaloupes du roi bassam Peter et capturent leur équipages. une guerre meurtrière s’ensuit entre Ebrié et Bassamois).

En 1910, peu après la répression brutale de la révolte des Abbey , kuny et ses compagnons sont capturés dans un village où ils manquent de perdre la vie: ils sont accusés d’être les complices des Français qui ont massacré les autochtones. Au prix d’un long et vibrant plaidoyer , les compagnons de Georges kuny réussissent à prouver leur innocence. Ils affirment être les adversaires irréductibles des Français décidés à mettre fin au monopole des Bassamois au niveau des échanges entre la côte et l’intérieur. Après trois jours de captivité, Georges kuny et ses compagnons regagnent Grand-Bassam.

A partir de 1914 , Georges kuny organise sa propre caravane qui le conduit à Tiassalé. Il vend des pagnes et de la pacotille. Peu avant 1916 , il cherche à atteindre le cœur du pays baoulé ; ses nombreux voyages le conduisent à Toumodi où il réalise de substantiels bénéfices sur la vente du sel et surtout sur celle de grosses serviettes de toilette que les Baoulé baptisèrent asoko-ngouzinou(les Baoulé donnaient le nom d’asoko aux Nzima qui leur vendaient le sel et les serviettes de toilette).

Le monopole que ses caravanes exercent désormais sur l’acquisition des tissus, de la poudre , des armes , de l’alcool, du sel et du tabac l’initie très vite à une économie de profit. Né pour le commerce, on ignore pourquoi Georges kuny abandonne progressivement les riches régions du Sud où est pratiqué l’exploitation du palmier à l’huile, des bois des plantations de caféiers, de cacaoyers et des bananiers , pour le centre du pays. Il est difficile de connaître la date exacte de son installation à Bouaké. Tous ceux qui l’on connu et servi affirment qu’il s’y est installé avant 1920. Il n’est pas riche à cette époque ; d’après ses récits , il débute dans les affaires avec une somme de 1000 francs (cela représente probablement sa part de bénéfice après plusieurs années de travail. A titre indicatif, à Grand-Bassam, un employé de commerce gagnait mensuellement 75 francs et un fonctionnaire 50 francs).

C’est avec cet argent , fruit de nombreuses années de travail, qu’il met sur pied une véritable entreprise commerciale dont la renommée dépasse les frontières du cercle de Bouaké dès 1932.

Le succès des entreprises KUNY

Georges Kuny a laissé après sa mort de nombreuses caisses de documents dont la plupart concernent la marche de ses affaires . Il tire profit de l’œuvre des commandants de cercle de Bouaké qui, à partir de 1930, font un effort pour ouvrir le pays baoulé au commerce et surtout pour établir des liaisons entre les centres de production et de ramassage (café , cacao…) et les lieux de changement.

Georges Kuny et ses compagnons visitent les moindre villages et installent dans les principaux centres des agents commerciaux . Une femme joue dans ce domaine un rôle de premier plan ; elle s’appelle Kra ou plus exactement Krahan; elle est jeune , belle et dynamique. Elle devient l’épouse de Georges Kuny et l’accompagne dans tous ses déplacements . Elle facilite aussi les contacts du commerçant nzima avec les populations autochtones.

Grâce à cette judicieuse organisation, ils jouissent pendant de longues années du monopoles des échanges entre les maisons de commerce installées dans la ville (SCOA, Unicomer CFCI…) et les villages qui gravitent autour de la capitale du Centre.

Pour obtenir les marchandises européennes Georges Kuny comprend qu’une collaboration avec les grandes maisons commerciales est nécessaire. Comme il n’est plus question de faire le va-et-vient entre Grand-Bassam et bouaké , il achète la plupart de ses produits dans la ville et les expédie à ses agents de l’intérieur. Il noue des relations cordiales avec des marchands ashanti qui le ravitaillent en produits anglais , notamment en pagnes, en perles et en tabac.

Kuny devient un important traitant

Entre 1934 et 1939 , il crée des entreprises commerciales à bouaké à M’bahiakro, à Tiébissou et même à Mankono . En dehors de la maison mère à Bouaké dont il a la charge, ses maisons de commerce sont gérées par des étrangers qui perçoivent probablement une commission sur la vente des marchandises.

Georges Kuny a ainsi des attaches commerciales dans les subdivisions de Bouaké et de Séguéla . Très tôt , l’acquisition d’un camion lourd lui permet d’acheminer très rapidement les marchandises.

En 1939, il reçoit la visite du jeune Joseph Allou Bright alors étudiant à Dakar , qui l’accompagne pour l’achat des produits d’exploitation .

Georges Kuny est en effet un important traitant et en 1948, il réalise des bénéfices de 80 à 200 000 francs par mois au moment de la traite (octobre-mars)

Soucieux de diversifier ses activités , il crée un orchestre et construisit à Dougouba une grande salle de danse baptisée l’ Etoile du Nord qui connaît un immense succès . Cette salle dotée d’un groupe électrogène lui permet d’organiser des soirées dansantes les samedis et les dimanches de neuf heures à l’aube Georges Kuny aime non seulement la musique mais il est musicien et n’hésite pas à apporter son concours à ses camarades.

Les distractions qu’il offre à la population blanche et noire de Bouaké lui procurent d’importants revenus. D’après certains témoignages il perçoit 10 à 20 000 francs par semaine en 1949.

Le Tournant décisif

L’année 1950 marque un tournant décisif dans l’évolution des entreprises Kuny. Entre 1920 et 1948, la famille prend une place négligeable dans l’épanouissement de ses affaires. En 1948, son chauffeur et principal compagnon de voyage est Traoré.

Mais la situation change à partir de 1950. Par l’intermédiaire d’Allou , il fait la connaissance , d’un jeune parent , chauffeur et mécanicien, Aka Maurice qui devient son docteur particulier . La même année, un autre neveu , un pêcheur, fait son apparition à Bouaké ; il s’appelle N’Dah Mathieu . Kuny lui confie la gestion d’un bar qui est aménagé en 1948 dans l’enceinte de l’Etoile du Nord. Le chiffre d’affaire du bar est 200 000 francs par mois en 1949. En 1950, Kuny fait appel à un troisième neveu, Basile, qui a fait ses débuts dans la culture du café et du cacao à Divo. Les nouveaux venus n’ont donc aucune expérience des affaires commerciales et malgré leur bonne volonté les affaires ne tardent pas à péricliter.

L’année 1950 marque l’apogée des affaires de Georges Kuny à la tête d’une solide fortune. Il reçoit de nombreuses correspondances de personnalités étrangères. C’est à cette époque que le colonel Pages, commandant le 6e régiment d’artillerie coloniale à Dakar, le présente comme  » un membre actif de l’Association nationale des médaillés de la Résistance  »

Les Années difficiles

Georges Kuny, au faîte de sa puissance financière, se lance dans l’immobilier en 1950. Il achète des terrains et construit des maisons qu’il loue de préférence à des Libanais dont il semble favoriser l’implantation dans la capitale de Centre.

La plupart d’entre eux n’hésitent pas à faire appel à ses services comme l’attestent des documents trouvés à Bouaké par exemple un contrat annuel de location d’un immeuble à un Libanais du nom de koury Rafic pour la somme dérisoire de 24 000 francs . Il loue à Abinader-Frères une partie de son terrain situé derrière la concession Abinader-Frères (quartier Commerce) d’une superficie de cent mètres carrés pour une durée de huit ans à compter du premier septembre 1939. A M’Bahiakro, le Libanais Khoury Salim paie un loyer annuel de 45 000 francs.

Mais si, vers la fin de sa vie , le vieux Kuny retire une relative satisfaction des maisons qu’il a bâties, il n’en est pas de même pour toutes les autres opérations qu’il entreprend à partir de 1951. En octobre 1951 , son neveu Yao Edoukou réussit à le persuader qu’il y a une fortune à gagner en organisant un transport fluvial entre Grand-Bassam et Adiaké. Georges Kuny achète donc une pinasse d’une valeur 850 0000 francs à la société commerciale de l’0uest africain. Cette nouvelle se répand comme une traînée de poudre et de nombreux aventuriers accourent dans la capitale du Centre pour présenter leurs doléances au vieux Kuny. Les uns veulent avoir des filets pour la pêche, les autres prétendent faire des plantations .

En 1952 et 1954, il dépense plus d’un million de francs. En 1955, il réalise qu’il a été dupe de la cupidité de ses parents. Tous les fonds qu’il a mis à la disposition de ces derniers sont dilapidés.

C’est précisément à partir de cette date que les entreprises de Bouaké et de Tiébissou donnent des soucis au vieil homme. Les revenus des boutiques diminuent dangereusement. Les neveux qui détiennent maintenant les leviers de commande de ses entreprises ne sont rétribués. Certes Georges Kuny se charge de tous les problèmes matériels de ses parents (nourritures, vêtements et divers cadeaux) mais il est difficile à ces derniers, devenus chefs de famille, de se satisfaire de cette situation. Ils prélèvent une partie des recettes pour faire face à leurs propres besoins, manifestant ainsi une certaine indépendance vis-à-vis de leur bienfaiteur. Georges Kuny ne réalise pas l’ampleur des dépenses de ses collaborateurs. La situation empire d’année en année et il doit prendre des mesures énergétiques pour arrêter l’hémorragie. Il ferme le bar de Bouaké et se débarrasse de Basile à Tiébissou. La boutique est confiée à l’une de ses trois épouses.

Malgré ses efforts à partir de 1957 ses entreprises ne connaîtront plus le succès des années précédentes. En 1958 , en dépit de son âge, il déploie un grand énergie pour refaire surface dans le transport en commun. Mais il se heurte à l’insoluble problème de la gestion familiale. Malgré le va-et-vient de ses automobiles, il ne retire aucun profit substantiel. A partir de 1960 , ses affaires périclitent sérieusement ses neveux n’ont pas le dynamisme qui l’a caractérisé et qui est à l’origine de sa grande fortune.

Georges Kuny n’a jamais connu la misère . Il a vécu décemment jusqu’à sa mort en 1966. Mais il est conscient de n’être plus l’étoile qui a illuminé le ciel de Bouaké. Chef de la communauté nzima , Georges Kuny inspire toujours le respect et la dignité et jusqu’à sa mort ses contemporains l’ont appelé Sikafouè-kpili (l’homme riche).

Sa vie est riche d’enseignements . Elle montre les limites des entreprises africaines qui s’appuient sur une main-d’œuvre familiale peu qualifiée et non rétribuée. Elle enseigne que le commerce est un métier difficile avec ses règles et ses exigences . Elle nous offre enfin l’exemple d’un colporteur qui par son courage réussit à se hisser au rang d’un grand homme d’affaires à l’époque coloniale.

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